LA FRANCE DE JEAN-ANTOINE BRUTUS MENIER

En ce début de XIX siècle, la France vient de traverser une période agitée ; les guerres napoléoniennes et l'instabilité politique ont rendu son économie atone. Une vision à long terme soutenue par une politique volontariste serait probablement la réponse adéquate, mais le retour de l'ancien régime aux idées rétrogrades offre le paysage d'un pays à l'industrialisation en berne, même si quelques secteurs, parmi lesquels le textile, reste une valeur sûre.

La France est encore largement une terre d'agriculture dont les rendements restent médiocres car travaillée de manière archaïque : 10 quintaux à l'hectare pour le blé, soit 1 000 kg (la moyenne est de 7 tonnes soit 7 000 kg en 2013). La situation sociale du monde agricole est précaire et moyenâgeuse. En 1851, une des premières études exhaustives se rapportant sur l'agriculture, bien que 25 ans après l'arrivée de J-A-B Menier à Noisiel, reste éloquente. Les propriétaires représentent 35% des agriculteurs, les fermiers et métayers 20% et les autres 45% sont des journaliers et domestiques. Cette dernière moitié représente une forme de prolétariat rural bien misérable qui laisse perplexe quant à la situation de cette plèbe laborieuse quelques 25 ans plus tôt sur les terres de Seine et Marne. Durant la période 1815-1845, l'accroissement de la population de 6,7% par an, les périodes de disette ont alors un effet dévastateur sur les populations précaires qui sombrent dans une misère noire.


Le vieux Paris

La production qui, dans son ensemble, est au ralenti n'a pas besoin d'un réseau de communication plus développé, cercle vicieux qui ne fait que plonger la société industrielle dans une torpeur inquiétante. La route reste le moyen privilégié, ancré dans la culture de tous les gouvernants depuis Colbert. Le réseau reste néanmoins de qualité moyenne : sur 34 000 kilomètres de routes royales, 50% sont convenablement entretenues. Le gouvernement de la restauration entreprend tout de même de diversifier les moyens de transport en s'intéressant au potentiel fluvial et décrète la construction et la rénovation d'environ 13 000 kilomètres de canaux. Mais en 1830, seulement 900 kilomètres furent achevés ce qui ne permettait pas d'améliorer de manière significative le mouvement de la production nationale.

Un autre élément vient freiner les éventuels investisseurs du fluvial : l'arrivée du chemin de fer dans la paysage français ; la première concession est accordée en 1826 de Saint Etienne à Andrézieux. Mais le chemin de fer se heurte aux partisans de la route et du fleuve, inquiets de voir leurs intérêts s'amenuiser. De plus, il est encore difficile d'imaginer le potentiel du fer, beaucoup ne voit en lui qu'un moyen utile dans le déplacement des matières premières, de leur lieu d'extraction jusqu'au port d'embarquement. Par conséquent, on ne constate pas de transformation structurelle qui se traduirait par une industrialisation du pays. Comme la production n'augmente pas, les revenus restent bas et les salariés sont les premiers à faire les frais de la déflation avec la baisse des salaires.

1825 est également la date retenue pour repérer la première manifestation d'une crise d'un nouveau type que l'on nomme de nos jours " crack boursier ". L'envolée des affaires passant de 1 058 millions en 1824 à 1 223 millions en 1825 pour retomber à 984 millions en 1826.

Le taux d'intérêt chez les jeunes saint-simoniens (1825-1832) par Alain Benausse

NOISIEL EN 1829

Le village de Noisiel compte 136 habitants lorsque Menier visite la localité en vue d'accroître son potentiel de production en 1825. L'activité économique essentiellement céréalière avec quelques élevages ovins se développent sur les plateaux. A flanc de coteau croissent les vergers. La Marne traverse Noisiel en deux bras, celui de gauche appelé " dormant " héberge le port, une plâtrière et plus en aval un moulin se dressant sur deux piles. Plus haut, nous trouvons le moulin des Douvres avec un pertuis et plus bas après Noisiel, à Gournay, nous trouvons un bac et un port.
Amarrée au port, une embarcation à fond plat appelée marnois. Utilisée sur la Seine et la Marne jusqu'au XIX siècle pour le transport des marchandises, elle pouvait mesurer entre 20 et 40 mètres. Ce MARNOIS est grée d'une voile qui soulageait les bêtes de halage lorsque le vent le permettait, mais cela ne devait arriver que très rarement à cause des nombreux méandres tout au long du parcours. Le mât n'était donc probablement utilisé que pour le halage.
L'autre bras destiné à la navigation fluviale est barré par un pertuis et d'un barrage à aiguilles, l'un des plus dangereux sur la rivière. La fréquentation du passage au pertuis est essentiellement constituée par du bois de charpente et de chauffages destinés aux communes en aval et principalement Paris. On devine 2 îles au centre de l'espace fluvial, celles-ci étaient au nombre de 6 avant l'ensablement des lieux. Sur cette aquarelle le Moulin n'est pas visible car masqué par une végétation encore bien fournie en ce mois d'octobre 1829. Le caractère bucolique de l'endroit n'est pas pour déplaire au provincial qu'est resté Jules Antoine Brutus
.
Prospère Médard, nommé le 27 juin 1821, est le garde-port de Noisiel, il a également sous son contrôle les ports de : Dampart, Lagny, Pomponne, Gournay et Montevrain qui est son lieu de résidence.
Durant les années 1830 un service de bateaux à vapeur assure une liaison entre Meaux et Paris. Pour éviter tout danger, les bateaux ne passent pas le pertuis de Noisiel. Deux bateaux partis l'un de Paris l'autre de Meaux échangent en cet endroit leurs voyageurs.

Glissez votre souris sur l'image

Aquarelle de 1829, auteur anonyme.


Vue amont du port de Noisiel et de son pertuis en 1829.

COMMANDITE MENIER 1834

Les trois premières commandites ne permettaient que des opérations limitées, la nouvelle société de 1834 voit l'entrée de membres influents et plus fortunés permettant l'achat du moulin en location depuis 1824.

La nouvelle commandite de 1834 répond également à l'exigence de Jules Antoine Brutus de rester maître d'une entreprise qui pourrait lui échapper. Il verse à ses premiers associés la somme de 300.000.00 francs,
M. Adrien disparaît ainsi de l'aventure. 14 mois après la création de la nouvelle commandite, "Menier et Compagnie", un premier bilan s'impose.

Compte rendu du 21 septembre :

Conformément à l'article qui régit la société "Menier et Compagnie", Messieurs les commanditaires sur la convocation de leur gérant, se sont réunis aujourd'hui à son domicile, à l'effet de prendre connaissance des opérations du résultat du 1er inventaire au 30 juin 1835.

Les actionnaires présents sont :
MM. DELATOUCHE, BETHMOND, PICHON, DEVIANY, GERARD, GOBIN, CAMUS.


Alexis Eugène Guigné vers 1850. Noisiel en aval

Messieurs

"Depuis plus de 2 mois notre inventaire est arrêté, il m'eut été possible d'avoir l'honneur de vous convoquer dans les délais prescrits par l'acte qui régit notre société, mais les ventes qui survinrent immédiatement le mois de juin s'étant élevées à un chiffre auquel nous n'avions pu attendre encore, je jugeai en accord avec plusieurs d'entre vous, devoir différer notre réunion afin de soumettre à votre examen en même temps que les comptes des 14 premiers mois de ma gérance, ceux du premier trimestre de notre année commerciale.
Je vais donc mettre successivement sous vos yeux les divers tableaux donnant le détail des opérations pour ce premier exercice".

Notre actif au 30 juin 1835 se composait de :

(La valeur du Franc durant la deuxième moitié du XIX siècle correspond à 3 Euros)

1- De valeurs réalisées ou réalisables
en francs
en francs
Les espèces en caisse
2.627.80
 
Les effets en portefeuille
60.250.49
 
Les débiteurs déduction faite des créditeurs
53.121.91
116.000.20
2- De valeurs nécessaires au roulement
   
Les marchandises en magasin
230.611.14
 
Le mobilier
145.273.40
 
Mon compte de liquidation
46.425.13
 
La Pharmacie Centrale
650.13
 
   
422.959.80
TOTAL en francs :
 
538.960.00


Notre passif

1- Les dettes à payer à échéances fixes
   
Effets à payer s'élevant à  
121.705.66
Comptes courants ouverts aux actionnaires, créanciers :    
DELATOUCHE
14.620.30
 
DEVIANY
10.700.00
 
GERARD
10.600.00
 
CAMUS
14.430.00
 
DUBOIS
1.363.50
 
PICHON
5.216.35
 
GOBIN
6.371.80
63.301.95
2- Le capital
 
300.000.00
TOTAL en francs :
Passif
485.007.61
TOTAL en francs :
Actif
538.960.00
 
+
53.952.39

Pour vous donner le moyen de juger de nos frais, je forme un tableau détaillé de ceux de Paris et de Noisiel.

Détails
Paris
Noisiel
Nourriture
13.881.90
8.782.50
Appointements et gages
37.264.70
14.504.50
Voyages
15.844.30
 
Loyers et impositions
12.242.68
9.141.95
Frais divers
10.945.34
1.826.60
Intérêts aux commanditaires
23.350.40
 
Intérêts en commissions de banque
23.461.76
 
Escomptes et remises
5.864.42
 
Frais de retour des mandats
150.00
 
Dépréciation du mobilier
6.000.00
 
Réparations locatives entretien du mobilier
3.820.03
 
Éclairage et [?]
1.179.85
 
Ports de lettres
3.245.15
 
Menus frais
631.85
 
Entretien du perthuis  
15.005.52
Écurie et transport  
6.629.87
Serres  
741.75
Combustibles  
2.484.30
Augmentation du mobilier  
466.75
TOTAL en francs :
157.882.38
59.583.74

Nous avons Messieurs à classer les bénéfices nets de l'exercice au 30 juin 1835.

Ils s'élèvent suivant le tableau à :  
53.952.39
Nous en prélevons le 5ème pour la réserve  
10.790.44
Reste :
 
43.161.95
La moitié sera portée au crédit de mon compte  
25.580.95
Les autres :
 
25.585.00
DELATOUCHE
100.000.00
7.193.65
DEVIANY
60.000.00
4.316.15
GERARD
50.000.00
3.596.80
CAMUS
30.000.00
2.158.10
DUBOIS
30.000.00
2158.10
PICHON
15.000.00
1.079.10
GOBIN
15.000.00
1.079.10
Capital :
300.00.00
21.581.00

Sans pouvoir préjuger des résultats du 2ème exercice, je vois avec satisfaction que les ventes du 1er trimestre 1885 sont supérieures à celles de 1834 pour la même période.

Trimestre
1834
1835
Juillet
68.897.35
87.645.98
Août
71.095.75
108.760.27
Septembre
88.311.00
110.641.40
 
228.304.10
307.047.25
Différence en faveur du trimestre de juillet 1835
 
78.743.55


Le moulin de Noisiel en 1834, vue en aval, à gauche le port.

Quelque satisfaction que puisse être un pareil résultat, le but que je me suis proposé n'était pas encore atteint puisque mes efforts ont toujours tendu à amener la vente annuelle à 1.200.000.00 francs et j'ai enfin la satisfaction de vous annoncer que les ventes d'octobre et les demandes que j'ai en ce moment à remplir, me laissent l'espérance d'arriver à ce chiffre. Les ventes de ce trimestre se sont élevées 307.047.25 francs, elles ont dépaysé de 34.327.27 celles du trimestre le plus élevé et de 78.743.55 celles des trois mois correspondants.

Fort du résultat que je vous présente aujourd'hui, je ne m'avance point à vous dire que j'ai la certitude que nos opérations ne feront qu'y gagner, si chacun de vous verse une somme plus forte à son compte courant, nos acquisitions n'étant pas déterminées par le besoin du jour [illisible]. La dette flottante qui est en terme moyen d'environ 5.000 francs, se [ illisible] plus convenablement en 1 mois, vous ôteriez à votre gérant cette préoccupation continuelle dans laquelle il a été jusqu'à ce jour et dont il aurait d'autant plus besoin d'être débarrasser que l'augmentation des affaires absorbe de plus en plus son temps, ses moyens.

Dès le principe, j'ai senti la nécessité de la demande que je vous fais aujourd'hui, mais je m'étais imposé comme loi de ne point vous en parler, avant d'avoir justifié par un résultat positif, votre confiance dans l'affaire.

Messieurs, après avoir jeté un coup d'oeil sur l'extrait des comptes que je vous soumets aujourd'hui, je verrai avec plaisir qu'une commission prise parmi vous voulut bien faire un examen étudié de notre comptabilité en général et de tout ce qui à lieu de vous intéresser, je suis en mesure et me ferai un vrai plaisir d'aller au devant de vos observations.

Messieurs les actionnaires présents tombent d'accord que plusieurs d'entr'eux feront un nouveau versement en compte courant. On ajoute la question de savoir si outre la réserve d'un cinquième sur les bénéfices prévus par l'acte ne serait pas portée à un chiffre plus élevé, mais on tombe d'accord que cette réserve restera comme elle a été fixée mais que celui qui voudra laisser ses bénéfices en sera crédité, valeur en compte courant.

M. Menier fait part à MM. les commanditaires présents, que M.DELATOUCHE ayant pris lors de la création de la société un intérêt pour une plus forte somme qu'il ne le désirait, il demande l'autorisation de céder à
M. Auguste DELATOUCHE aîné son frère, à M. Antoine LECHANTEUR et M. DELORME, une partie des 100.000.00 francs d'actions qu'il a pris dans l'affaire.

Les commanditaires présents ne font aucune difficulté d'agréer ce transfert. Avant de se séparer, conformément à l'article de l'acte de société, on a choisi M. DELATOUCHE et M. GOBIN, pour un examen et la vérification des livres et de l'inventaire.

Enfin M. Menier soumet la balance du premier trimestre de la nouvelle année commerciale, mais l'heure avancée ne permet pas de commencer l'examen de cette balance dont les résultats du reste paraissent satisfaisants".

M. Menier : autographe 33 rue des Lombards. Paris

 


Noisiel, Eau-forte de 1877, Auteur Buhot Félix, Graveur-Éditeur

 

 

 

 

 



 

 

Saga Menier